mardi 7 septembre 2010

La femme, cette petite chose fragile

La femme, cette petite chose fragile: "

La décision du juge Vaughn

Walker [autorisant] le mariage entre homosexuels en Californie a décidément

déchaîné la droite. Aujourd’hui c’est le mariage gay, demain la fin de notre

civilisation. Les défenseurs de la Proposition 8 [amendement californien stipulant que le mariage doit être réservé aux hétérosexuels, et que le juge

Walker a déclaré inconstitutionnel]
se sont fait Boieser (nouveau verbe qui signifie se faire interroger sans merci

sur des revendications sans fondement par l’avocat David Boies) sur leur

argument selon lequel le mariage entre personnes de même sexe est néfaste pour

les enfants élevés par des couples gay. Les opposants au mariage gay ont donc maintenant

besoin d’une nouvelle cause à défendre. Si les enfants ne sont pas en danger,

le mariage homosexuel doit forcément menacer l’autre population sans défense:

les femmes.


Le nouvel argumentaire avance

que le mariage hétérosexuel est nécessaire, et doit être protégé en restant

l’apanage des couples hétérosexuels, car les vilains hétéros ont des instincts

sexuels des plus égoïstes. Dans le New York Times, Ross Douthat écrit que

les hommes sont à la merci de leur «élan vers la promiscuité sexuelle». Ce qui

les pousse à être naturellement enclins à pratiquer la polygamie, la

prostitution et à prendre des maîtresses.


On ne naît pas femme libérée...


Plus tactiquement, les

femmes ont un «intérêt à s’accoupler avec l’homme au statut le plus élevé

disponible
». En revanche, Sam Schulman, conseiller et analyste du George W.

Bush Institute, n’attribue quant à lui aucune sorte de stratégie à la femme. Le

mariage lui est nécessaire, affirme-t-il dans le Christian Science Monitor daté du

6 août, car à défaut un homme «en ferait une esclave, une concubine—une créature

à l’humanité incomplète
». Et attention, toutes les formes de mariage ne font

pas l’affaire. La conception de l’union conjugale de Douthat nécessite que

«deux êtres humains sexuellement différents abandonnent leur intérêt reproducteur

personnel
» et «s’engagent à une fidélité et à un soutien mutuel pour la vie». Le

mariage de Schulman, lui, doit «sacraliser» et «protéger» les femmes.


L’idée que seul le mariage

traditionnel peut protéger les femmes a l’avantage d’attaquer deux des démons

favoris des conservateurs: les gays et les femmes libérées. Revenir à l’époque

précédant la légalisation du mariage gay par le Massachusetts, en 2004, ne

suffirait pas à défaire le mal infligé par le monde moderne à cette fondamentale

institution. Du point de vue de la droite, il vaudrait sans doute mieux

remonter à avant 1809. C’est en effet cette année-là que le Connecticut est

devenu le premier État américain à voter une loi autorisant les femmes mariées

à gérer leurs propriétés privées, en permettant aux petites chéries si sacrées

de faire leur propre testament. Avant 1809, sous le régime de protection

maritale du droit coutumier, les femmes mariées n’avaient quasiment aucun droit

à la propriété. Elles ne pouvaient signer de contrats ni conserver leurs

salaires. Leur rôle devant la loi était de tenir leur maison et de pourvoir aux

besoins matériels de leurs époux et de leurs enfants. Le rôle du mari était d’entretenir

financièrement sa famille avec l’argent qu’il gagnait et distribuait à sa guise

(et, évidemment, de voter).


Un mariage sans protecteur ni protégé


Comme en a témoigné

l’historienne de Harvard Nancy Cott lors du procès autour de la

Proposition 8, le mariage, cette institution en perpétuelle mutation, a

énormément changé au 19e siècle à mesure que des lois comme celles du Connecticut

s’étendaient à d’autres États, ainsi qu’après la promulgation à New York en

1848 de la très influente loi [visant à protéger la propriété des femmes] Married

Women's Property Act. De l’abrogation du régime de protection maritale jusqu’au

point culminant du féminisme moderne, l’idée du mariage en tant qu’union d’êtres

humains aux rôles et responsabilités totalement différents a pris un grand coup

dans l’aile. La notion de mariage s’éloignant de la distribution strictement

sexuée des rôles et du principe du protecteur physiquement fort ayant à charge

un plus faible, comme l’a compris le juge Walker, il n’y a aucune raison que le

mariage moderne exclue les gays et les lesbiennes—des humains qui ne sont pas départagés

par leur genre.


Schulman et Douthat comprennent

qu’une fois démantelées les barrières entre les rôles masculins et féminins

dans le mariage, il n’y a plus de raison que celui-ci nécessite une personne de

chaque catégorie—homme, femme—pour rester fidèle à son but premier. Leur réaction

consiste à supprimer le principe de la fluidité des genres. Pour Douthat, il

existe un gouffre impossible à combler entre les hommes et les femmes, basé sur

leurs supposées programmations sexuelles «darwiniennes». Schulman, faisant

curieusement fi de la loi, suggère quant à lui que seuls le mariage ou la

famille sont aptes à protéger les femmes du viol.


Le mariage rendait les femmes vulnérables


Pourtant, le mariage tel

qu’il est prôné par Douthat et Schulman est bien pire que les dangers qu’ils

décrivent de façon si théâtrale. Ils affirment que pendant son âge d’or, le

mariage protégeait les femmes du viol, du concubinage ou de la prostitution. Mais

jusqu’aux années 1970, le mariage était en réalité une exception à

la loi contre le viol. Dans chaque État américain, un mari pouvait violer sa

femme tant qu’il le voulait. En 1975, le Dakota du Sud fut le premier à

promulguer une loi contre le viol conjugal. La Caroline du Nord fut le dernier

en 1993. Dans la plupart des États, le viol conjugal est encore considéré comme

un crime moins grave que le viol en dehors du mariage. Par conséquent, plutôt

que de protéger les femmes du viol, le mariage à l’ancienne les rend en réalité

bien plus vulnérables.


Douthat pense que toutes les

femmes sont en permanence à la recherche d'hommes pour les entretenir («les hommes à statut

élevé
»), mais que les hommes ne cherchent qu’à s’amuser. Par conséquent,

prétend-il, le mariage a aidé les femmes puisqu’il a forcé les hommes à être

fidèles. Il se trouve que le mariage, en fait, aide les hommes à forcer les

femmes
à être fidèles. Pendant la plus grande partie de l’âge d’or du

mariage selon Douthat, un mari surprenant sa femme en plein adultère avait une

excuse pour tuer l’épouse infidèle ou son amant. Loin de se satisfaire de la

possibilité d’un acquittement ou d’une réduction de la peine, de nombreux États

américains décrétèrent que le meurtre d’une femme adultère n’était en fait pas

un crime du tout. Les femmes, cependant, ne pouvaient invoquer la même excuse.


Enfin,

à la fin du XIXe siècle, les États passèrent à une défense

sexuellement neutre; une accusation de meurtre avec circonstances atténuantes

pour «provocation raisonnable» dans le cas d’un adultère. Qui ne s’appliquait

toujours principalement qu’au cas de maris tuant leurs épouses. Quand le

Royaume-Uni finit par abroger sa «défense de provocation» pour adultère en 2008,

le Telegraph rapporta qu’il

s’agissait de la défense la plus couramment invoquée par la centaine de

Britanniques qui tuaient leurs femmes chaque année.


Une loi contre le viol

conjugal. Une loi contre le meurtre conjugal. Le droit de conserver l’argent qu’elles

gagnent. Et l’égalité dans le mariage. Quand les femmes ont eu accès au pouvoir

politique, elles ont insisté pour être protégées par les loi s’appliquant aux citoyens

ordinaires d’une société démocratique moderne plutôt que par un mari engoncé

dans le genre de mariage médiéval auquel Douthat et Schulman voudraient revenir.

Les femmes libérées ont beaucoup fait évoluer le mariage. Sinon, pourquoi les

gays et les lesbiennes en voudraient-ils leur part?


Linda

Hirshman


Traduit

par Bérengère Viennot


Photo: Des femmes participent à la 'Parade des mariées' dans la ville russe de Krasnoyarsk, le 20 juin 2010. REUTERS/ Ilya Naymushin

"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire