mercredi 15 septembre 2010

« Le Monde », l’Elysée… et le secret de l’enquête

« Le Monde », l’Elysée… et le secret de l’enquête: "

« Affaire Woerth : Le Monde a violé le secret de l’enquête ». C’est le titre auquel vous n’aurez pas droit. Parce qu’il faut bien l’achever, quoi, à la fin. Parce que c’est tellement évident, parce que les rares qui pourraient le mettre en Une ont déjà violé le même secret eux-mêmes. Parce qu’entre nous, ça ne se fait pas. Parce que c’est défendre le mauvais cheval. Parce que tout de même ce serait regarder les faits par le petit bout de la lorgnette : imaginez, puisque l’on tient peut-être un « gate », un vrai de vrai, un avec des écoutes (Le Monde lui-même ne prétend pas qu’il y ait eu des écoutes dans l’affaire, mais on ne va pas s’arrêter aux détails) !



Mais parce que je suis taquin et conspiroïde, ce point m’a frappé. En fin de compte, Le Monde ne se plaindrait-il pas de la violation du secret de la source qui lui permettait de violer le secret de l’enquête ?



Entendons-nous bien : je n’ai pas dit ça. Topons-la et disons qu’ouvrir une enquête afin de déterminer qui, au sein même du gouvernement, au plus près du Ministre – et, en l’occurrence, son propre conseiller aux affaires juridiques – fournit des informations confidentielle et des procès-verbaux d’audition à la presse et travaille contre le gouvernement est indéniablement un rappel des heures sombres de notre histoire, la manifestation d’un pouvoir autoritaire qui dérive vers le despotisme, et une tache de honte sur notre drapeau.



Maintenant que c’est dit, retournons notre lorgnon et intéressons-nous à ce tout petit aspect qu’il est bien coupable d’envisager, le secret de l’enquête.



Il n’est pas besoin de tourner beaucoup les pages du code de procédure pénale pour trouver la loi applicable. L’article 11 du code de procédure pénale prévoit en effet que :



« Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète. »


On notera donc qu’il n’y a pas que le secret de l’instruction, mais aussi le secret de l’enquête.



L’article 11, alinéa 2 dispose que :



« Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du code pénal. »


Ah, me dira-t-on, c’est donc que le journaliste n’est pas concerné, puisqu’il ne concourt pas à la procédure. Notons que l’alinéa 2 ne vient pas atténuer pour autant la généralité de l’expression dans l’alinéa 1, qui prévoit le secret de l’enquête. Mais surtout, ce serait sans compter sans ce cas redouté des journalistes : le recel du secret de l’instruction, ou de l’enquête.



Tenez, dans une décision récente, relative aux écoutes du grand président Mitterrand, la Cour de cassation avait noté que :



Attendu (…) que les juges précisent que les prévenus se sont trouvés en possession d’informations confidentielles sur A… auxquelles ils n’avaient aucun droit d’accès, ce qui heurtait un intérêt légitime de celui-ci ; qu’ils ajoutent que les limites auxquelles est soumise la liberté d’expression sont nécessaires d’autant qu’il n’est pas établi que les contraintes exercées en la cause aient nui de réelle façon à l’information de l’opinion et que la justice se soit trouvée dans une impossibilité de fonctionner dont il aurait fallu informer cette opinion ;


Attendu qu’en l’état de ces énonciations dont il résulte que les prévenus ont été poursuivis pour avoir divulgué le contenu demeuré confidentiel de pièces issues d’une information en cours, mesure justifiée par les impératifs de protection des droits d’autrui, au nombre desquels figure la présomption d’innocence, par la préservation d’informations confidentielles, ainsi que par la garantie de l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, la cour d’appel a justifié sa décision au regard de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme


Attendu que l’article 10 en question porte sur la liberté d’informer. Attendu qu’il n’est pas avéré qu’il ne serait complètement déconnant de reprendre ces attendus au cas présent. Attendu que l’on se trouverait donc peut-être bien en présence d’un authentique cas de recel de violation du secret de l’enquête.



Mais voilà, il se pourrait que ça ne compte pas. Il n’y aurait de recel que d’une chose et non d’une information. Pourtant, dans une étude parue au mois de novembre 20081, Camille de Jacobet de Nombel rappelait qu’il existe bien d’autres cas de recel de biens incorporels. Mais brisons-là ce suspense intenable : la question ne se pose pas, puisque Le Monde a bel et bien recelé des choses. On ne lui a pas seulement passé une information mais des documents. Il l’a confessé lui-même, dès la première ligne de l’article litigieux du 17 juillet 2010. Fier de son forfait, Le Monde commençait ainsi :



« D’après des procès-verbaux d’audition auxquels Le Monde a eu accès, la brigade financière traque bien le trafic d’influence et oriente ses investigations en direction du couple Woerth. »


Voilà l’aveu. Le Monde n’a pas obtenu une information, un petit mot dans un couloir, une déclaration dans une coursive, un message chuchoté entre deux portes au téléphone. Le Monde a eu accès, et il s’en vante jusque dans ses colonnes, à des « procès-verbaux d’audition ». Le recel est là, constitué, il s’étend devant nos yeux. Et vos mines contrites reflètent bien toute la déception que nous ressentons à l’idée que le quotidien de référence soit un journal de délinquants. Sylvie Kauffmann, elle, enchaîne : « Le Monde a, depuis, poursuivi son travail d’enquête et a continué à publier des informations inédites, y compris appuyées sur de nouveaux procès-verbaux d’auditions ».



Mais attention, rebondissement. Nous n’en avons pas fini. Ce n’est pas simple – c’est la vie ça, toujours compliquée : la Cour Européenne des Droits de l’Homme est encore intervenue dans le débat. Figurez-vous qu’elle a condamné la France pour avoir condamné des journalistes pour recel du secret de l’instruction. Ce sont les arrêts Fressoz et Roire contre France2 et Depuis et a. contre France3.



Alors voilà, c’est fini ? Le Monde a gagné ? Il n’a pas violé le secret de l’enquête ! Hardi les gars, y’a encore un espoir : la Cour (l’européenne) a aussi élargi la Suisse ! Emmanuel Dreyer raconte, dans le style exaltant des commentaires juridiques que :



« les doutes émis par la juridiction de Strasbourg sur le bien-fondé de poursuites pour recel à l’encontre de journalistes (§ 46) auraient pu être interprétés comme une invitation lancée aux États de renoncer à cette qualification si un important arrêt en sens contraire n’avait été rendu, le 10 décembre 2007, par la Grande Chambre dans une affaire Stoll c/ Suisse (CEDH, 10 déc. 2007, n° 69698/01). À cette occasion, parce que la divulgation reprochée aux journalistes a constitué une véritable révélation de faits jusqu’alors inconnus (§ 113), la cour a admis la légitimité de leur condamnation pour recel alors que l’origine de la fuite n’avait pu être déterminée et que le public avait intérêt à connaître les faits en question »4.


Alors voilà. Tout ça a peu de chances de faire la Une de vos quotidiens. La violation du secret de l’instruction, la violation du secret de l’enquête, à peu d’exceptions près, sont seulement considérés comme des entraves à leur liberté d’informer. Et aucun, ou trop peu, n’est en mesure de donner une leçon au confrère. L’hypothèse de cette violation du secret de l’enquête par Le Monde passera donc, comme une lettre à la poste. Elle filera comme un pet sur une toile cirée.



Il est certain que l’exécutif serait plus à l’aise s’il n’avait pas confié l’enquête au parquet, et à un procureur à l’indépendance discutée (à tort ou à raison) plutôt qu’à un juge d’instruction.



Mais on ne s’interroge même pas, dans nos médias, sur cette violation du secret de l’enquête. Pas même pour l’écarter. Pas même pour finir par conclure, au bout du bout, que dans ce cas il devrait céder devant la liberté d’information. Non. De toutes façons, puisque tout le monde s’assied dessus, le secret, du pouvoir exécutif au pouvoir médiatique, on va pas chipoter. La cause est entendue avant d’être examinée, ce d’autant plus que l’opinion publique ne va pas se mobiliser, qu’Eric n’attirera pas la compassion.



Mais moi, j’aime bien chipoter, et l’article 11 du Code de Procédure Pénale aussi est une loi. Alors, on imaginerait bien que la romantique intransigeance de Sylvie Kauffmann fasse son œuvre : « il y a une loi, il faut l’appliquer« . Comme elle dit, c’est une question de principe. Et les principes, c’est bon, mangez-en.



Et puis le conspiroïde que je peux être parfois a une idée saugrenue au parfum de mystère (les meilleures) : cette plainte ne serait-elle pas un coup stratégique ? Il y a quelques jours, on apprenait l’intérêt soudain de ce haut magistrat pour la cour d’appel de Cayenne. Un goût retrouvé pour le terrain, comme un inspecteur de police qui retrouve la circulation. Le Monde a-t-il senti le vent du boulet ? La réplique ne s’est pas faite attendre. Tout en confirmant implicitement l’identité de sa source, Le Monde jouerait-il un « je te tiens, tu me tiens » avec l’Elysée en devançant l’éventualité même d’une plainte contre lui ?



Un joli coup pour la liberté d’informer, et celle de violer le secret de l’instruction.



  1. Droit pénal n° 9, Septembre 2008, étude 21
  2. CEDH, 21 janvier 1999
  3. CEDH, 7 juin 2007
  4. Un an de droit européen en matière pénale, chronique par Emmanuel Dreyer, Droit pénal n°4, avril 2008

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