Il faut avoir la mémoire défaillante ou être atteint d’une
étrange cécité pour s’étonner de la dénonciation par l’Eglise catholique de la
politique sécuritaire de Nicolas Sarkozy. On entend certains bons apôtres faire
la leçon à l’Eglise, lui rappeler que la France est une République laïque et
qu’au nom de la «séparation», elle doit «s’occuper de ses oignons»,
comme disait déjà l’amiral de Joybert, au début des années 70, en s’adressant
aux évêques qui critiquaient la force de frappe nucléaire. La laïcité n’a
jamais signifié la privation de parole pour l’Eglise. Bien au contraire, la «laïcité
positive», à laquelle s’est souvent référé Nicolas Sarkozy lui-même,
suppose un droit constant d’intervention publique pour les religions,
compatible avec leur statut et leur mission.
La médiatisation actuelle de la parole du pape et des
évêques au sujet des Roms ne surprendra que ceux qui ignorent ou méprisent
généralement les prises de positions de l’Eglise. Ou les réduisent à une
défense crispée et réactionnaire de valeurs morales liées au sexe. Rien n’est
plus intellectuellement malhonnête que de faire semblant d’ignorer que le champ
de ses interventions ne se limite pas à la pilule ou au préservatif et que,
dans le domaine social, son message, porté par les Evangiles ou l’enseignement
des papes, n’a cessé de s’élargir.
Secourir les plus démunis
L’historien René Rémond faisait d’ailleurs
observer que l’opinion tolère mieux les prescriptions de l’Eglise dans le champ
de la morale collective - justice sociale, droits de l’homme, paix et
solidarité - que dans celui de la morale personnelle et sexuelle.
Faut-il donc s’étonner de la parole de l’Eglise sur les Roms
et les gens du voyage? Lui trouver une manière de faire diversion par rapport à
ses propres difficultés? Non, son discours est clair et traditionnel: on n’a pas le droit de brutaliser les plus
faibles. Et les Roms, depuis toujours, font partie de ces catégories soumises à
la précarité. Ce n’est pas seulement parce que beaucoup d’entre eux sont
chrétiens que l’Eglise est attentive à leur sort. C’est parce qu’ils sont les
plus démunis face à la fatalité qu’ils doivent être secourus.
S’il est un domaine où l’engagement de l’Eglise a
été précoce, constant, discret et non-violent, c’est bien celui de la défense
des étrangers en situation irrégulière. Sur ce sujet, elle mobilise ses
discours et ses écrits, ses équipes de terrain, ses associations. L’accueil est
un impératif dicté par la foi. L’Eglise a pour tâche d’exprimer sa fidélité et
son affection aux hommes et aux femmes immigrés, d’expliquer pourquoi ces gens
quittent leur pays, de mettre en garde contre toute caricature qui tend à faire
de l’étranger un menteur, un fraudeur, un voleur et contre toute logique
d’exclusion.
Un discours rejeté par l'extrême droite et les intégristes
Cela passe par la bataille politique comme celle à
laquelle on assiste aujourd’hui. Comment ne pas faire mémoire de deux évêques
aujourd’hui décédés comme Jean-Marie Lustiger (Paris) et Albert Decourtray
(Lyon) qui ne craignaient jamais de dénoncer le Front national, ses thèses «néo-païennes»,
son discours de haine? « Nous en avons assez de voir grandir la haine
contre les immigrés. Assez des idéologies qui la justifient et d’un parti dont
les thèses sont incompatibles avec l’enseignement de l’Eglise»: c’est du
haut de la chaire de sa cathédrale de Lyon, en 1983, en pleine ascension du Front
national, que le cardinal Albert Decourtray avait prononcé ces paroles. Il
l’avait payé cher. Son nom fut traîné dans la boue par l’extrême droite et les
intégristes catholiques. La presse de Jean-Marie Le Pen l’habillait en
djellabah. Il recevait des crachats dans son courrier et les murs de sa
résidence à Fourvière furent recouverts de l’inscription: «Islam, maître du
monde».
Avec les ministres de
l’intérieur, les affrontements furent célèbres. Bien avant celui qui oppose
aujourd’hui Brice Hortefeux au cardinal André Vingt-Trois, président des
évêques de France, Charles Pasqua, en mai 1993, avait ferraillé avec
l’épiscopat. «On n’est pas en Arabie saoudite !», avait-il répliqué
aux évêques critiques déjà de sa politique d’immigration. Ce qui se traduisait par
ceci: le gouvernement ne supportera pas que les clercs dictent la loi à un pays
qui est une République laïque, et non un repaire d’ayatollahs.
Un peu plus tard, le même Charles
Pasqua renvoyait dans leurs sacristies les curés catholiques et les pasteurs
protestants, également unis dans la dénonciation de ses lois: ils feraient
mieux de «remplir leurs églises et d’aller évangéliser les banlieues
difficiles, plutôt que de laisser les imams y prêcher l’intégrisme». Après
l’occupation de l’église Saint-André de Bobigny, en 1998, le ministre de
l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement s’en était pris aussi à l’évêque de
Saint-Denis, soupçonné de faire le jeu du Front national: «Si un jour, il y
a en France un gouvernement hégémonisé par l’extrême droite, l’évêque de
Saint-Denis en rendra compte au Jugement dernier!».
L'église refuge en Italie comme en France
De telles passes d’armes sont
monnaie courante en Italie où la puissante conférence épiscopale dénonce
régulièrement le racisme d’un parti extrémiste comme la Ligue du Nord, qui a
inscrit à son programme le rejet de l’immigré. Elle s’inspire d’un pape
champion des droits de l’homme comme Jean Paul II (mort en 2005) qui a
fortement contribué à cet éveil du souci de l’étranger dans les rangs
catholiques. «Comment les chrétiens pourraient-ils prétendre accueillir le
Christ s’ils ferment leur porte à l’étranger qui se présente à eux?»,
demandait-il en l’an 2000. Tous les membres de l’Eglise sont appelés «à
vivre mieux que d’autres groupes sociaux cette dynamique de l’unité fraternelle
et du respect des différences».
De telles références sont
reprises, élargies, illustrées dans une multitude de documents et lettres
d’évêques qui, comme en France et en Italie, en dépit même des réticences de
leurs propres fidèles, sont aux premiers rangs des luttes pour la défense des
immigrés, y compris au sein de leurs propres églises occupées. Car l’Eglise est
devenue l’ultime refuge de familles étrangères placées, comme les Roms
aujourd’hui ou les sans-papiers d’hier, dans des situations désespérées. Des
familles qui n’ont d’autre crainte que la reconduction à la frontière et
d’autre recours que la force symbolique d’un lieu de culte ou l’écoute
d’associations caritatives, plus disponibles et moins embarrassées que bien des
élus ou des hommes politiques, de droite comme de gauche.
Que l’Église catholique se doive
d’intervenir sur ces sujets, c’est dans la logique de sa mission de gardienne
des valeurs évangéliques. Surprise de la soudaine médiatisation de ses prises
de position contre les expulsions de Roms et des oppositions soulevées - y
compris dans ses rangs, elle n’entend pas renoncer à parler. Elle s’opposera
aux décrets de la loi Besson jugés «trop durs» au sujet de la déchéance
de la nationalité (Mgr Claude Schockert, chargé des migrants à la conférence
des évêques, interviewé dans Le Parisien du 31 août, payant).
Et, dans son tête-à-tête avec Brice Hortefeux, l’archevêque de Paris vient de
rappeler que les positions de l’Eglise sur les Roms ne sont pas dictées par un
soudain plan de lutte anti-Sarkozy, mais sont conformes à un engagement
constant de l’Eglise en faveur de l’accueil des migrants et de la dignité
humaine.
Henri Tincq
"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire