On referme le premier roman de Thomas Heams-Ogus Cent seize Chinois et quelques (124 pages, 15 euros, Seuil) et on se demande si, au fond, le renouveau de l’écriture de fiction en France ne serait pas à confier prioritairement aux esprits scientifiques. On entend bien que tout cela ne se décrète pas, et que l’esprit de système est étranger à la création littéraire, laquelle n’obéit qu’à la sûreté de notre instinct et à la fraîcheur de nos névroses. N’empêche que cet enseigneur-chercheur en biologie de 34 ans a mis au point dans ses alambics la formule d’un texte qui s’impose par sa parfaite maîtrise.
L’histoire est mince : une centaine de Chinois sont regroupés dans un camp dans les Abruzzes en mai 1942. C’est vrai, ça a existé et c’est passé inaperçu. Un détail oublié au sein d’une émeute de détails. Un historien ne se demanderait pas nécessairement pourquoi cette centaine de Chinois est internée dans ce coin du centre de l’Italie, à Isola del Gran Sasso, une sorte d’île au sud de Teramo, face à l’église du sanctuaire de San Gabriele de l’ordre passionniste. Du moins s’il sait parfaitement pourquoi (l’entrée en guerre du Japon aux côtés des forces de l’Axe Berlin-Rome a fait de la Chine un ennemi de plus), seul un artiste peut avoir l’idée de se demander comment.Il suit leur odyssée depuis que Mussolini, qui n’a pas d’autre urgences, a exigé que l’on isole ces hommes du reste de la population environnante. Il faut les confiner comme s’ils présentaient un grand danger. Le récit de leur internement rend bien plus l’absurde de leur situation : « Il devait exister quelque part un homme ayant conçu ce plan dans un bureau. Et cent seize Chinois et quelques se retrouvaient ici, puisque personne n’y avait vu d’inconvénient, à attendre le maigre dîner. On ne leur demandait rien. Ils étaient ».Ils sont conduits à l’hébétude, tenue pour la forme ultime de l’avilissement. On en vient à exhiber un paquet d’entre eux comme des bêtes de cirque. Un personnage émerge en médiateur, le père Tchang, doublement solitaire car tenu en suspicion tant par les siens que par ceux d’en face.
Quand l’Italie fasciste se désagrège, les portes du camp s’ouvrent. Des internés gagnent la Résistance, d’autres se perdent ou disparaissent. Le grand art de l’auteur est de faire de ces Chinois des humains. Des hommes avec des peurs, des émotions, des sentiments. Toutes choses que l’on ne prête pas spontanément à l’étranger, surtout si celui-ci est la figure de l’étranger absolu, d’une autre couleur de peau, d’un masque indéchiffrable, d’une langue incompréhensible. Ces gens qui incarnent « un ailleurs lointain et rugissant », l’auteur en fait des êtres de silence. Mais leur mutisme est si dense sous une plume aussi bien ciselée qu’il en devient éloquent. On le sait, en toutes choses, la durée et la quantité comptent moins que l’intensité. Ce roman en est la parfaite équation. La langue de l’auteur, sa mise en forme par le processus d’une écriture travaillée au cordeau, relève de la géologie. Dès l’entame, une bille donne le la. Une bille imaginaire lancée à travers les pierres, par les villages et paysages, et sa course est à l’image de la somme de destins inattendus qui nous attend.
Le style de Heams-Ogus est tressé, noué. La recherche de la précision le conduit parfois au culte du mot rare ; on y voit ainsi « Deux mâchoires qui se broient elles-mêmes et dilacèrent la vie » et des Chinois redevenir gris « dans le soir lactescent ». Avec une centaine de pages pour une centaine de Chinois, il trouve la bonne distance. Au-delà, cela eut passé plus difficilement. Car c’est un bloc d’écriture sans un seul dialogue fut-il indirect. Pas la moindre respiration. C’est une prouesse que de faire entendre malgré tout des voix, mais c’était la condition nécessaire pour rendre leur oppression.Les historiens seraient bien inspirés de méditer cette incursion dans la zone grise de l’Histoire. Ils y découvriraient comment on peut en dire autant d’une situation en si peu de mots. Ainsi lorsqu’un commando allemand enlève le Duce pour l’emmener en Allemagne par la voie des airs : « Quand l’avion décolla du Sasso, les premiers yeux à le voir furent ceux d’un interné chinois. Construire des empires, se rêver en nouveau César et finir marionnette dans les yeux d’un homme perdu. Rêver de puissance, rêver d’être la matière même de la puissance, et ne même pas pouvoir, point impuissant, point ridicule et à peine audible dans le ciel des Abruzzes, impressionner le plus triste des hommes ». Et in fine, lorsqu’il s’interroge sur l’achèvement de ce fragment de passé, comme s’il s’adressait justement aux seuls historiens : « Il y a des dates, mais il y a des prolongements secrets ». On s’en doute, comme le fait observer Thomas Heams-Ogus, si tout cela ne change pas la couleur des crépuscules, cela n’en a pas moins percuté les jours de ces hommes perdus. Et tout est dit quand on écrivain.
(Photo Paolo Ventura/ Hasted Hunt Kraueutler Gallery; Dessin de Antonio Saura; Photo Dana Romanoff/ NYT)
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