vendredi 3 septembre 2010

Michel Houellebecq ou la France du télé-achat

Michel Houellebecq ou la France du télé-achat: "

453portrait-michel-houellebecq.1283115401.jpg Peut-on encore sereinement proposer une critique littéraire qui ne soit qu’une critique de texte lorsque l’auteur est lui-même un phénomène de société ? L’opération est d’autant plus délicate s’agissant de Michel Houellebecq qu’il est ses personnages et ne s’en cache pas. Essayons tout de même avec son nouveau roman La carte et le territoire (430 pages, Flammarion) avant que ne s’abatte sur la foule des lecteurs sans défense une couverture médiatique que la rumeur, relayée par le buzz, annonce déjà comme quasi unanime dans l’admiration. Le livre ne sort que le 8 septembre et nous avons ici pour règle de ne pas présenter la recension des livres avant que les lecteurs ne puissent se les procurer. Mais plusieurs journaux ayant donné le coup d’envoi la semaine dernière déjà sans encourir les foudres de l’éditeur, nous nous croyons donc autorisés à nous autoriser.


La rentrée romanesque se faisant sous le signe de la crise sous toutes ses formes (sociale, politique, conjugale), du suicide, de la maladie, de la guerre et de la mort, le nouveau roman de Michel Houellebecq suscite un salutaire éclat de rire qui tranche avec la sinistrose ambiante. Même si nul n’est dupe de la mélancolie qui en est le terreau, l’auteur n’ayant généralement pas son pareil pour propager sa déprime auprès de ses lecteurs. Au moins a-t-il eu cette fois l’élégance de ne pas nous communiquer l’ennui qui le mine. On ne voit guère que les coincés du maxillaire et les graves de la “littérature contemporaine” pour considérer tout cela avec un sérieux pontifical. De quoi s’agit-il à première vue ? 99cents.1283115929.jpgDe l’histoire de Jed Martin, un jeune photographe plasticien qui ne se prend pas la tête (il y en a), de tout ce qui lui arrive après avoir exposé, sinon installé, son oeuvre réalisée à partir de cartes Michelin, puis de sa rencontre avec la belle Olga, des commandes de portraits de personnalités en plein travail qui lui rapportent gloire et argent, des rapports avec son père et maints autres aléas de l’existence, jusqu’à sa contribution à une enquête policière pour la résolution d’un fait divers criminel assez sordide. Sur l’histoire, dont on sait qu’elle n’est jamais que l’ombre du squelette d’un roman, il ne faut jamais trop en dire, non seulement pour ne pas gâcher aux autres la marche de la lecture, mais encore parce que l’intrigue n’est jamais l’essentiel. D’ailleurs, la quatrième de couverture n’en dit pas davantage, respectons-là, en notant tout de même qu’elle l’évoque comme “résolument classique et ouvertement moderne”, ce qui est au moins aussi fort que le grand écart pour un unijambiste, mais les éditeurs écrivent de ces choses.


Le fait est que le roman se lit agréablement. Il est bien composé, architecturé; on se laisse prendre, à défaut d’être saisi, d’autant que le ton est celui de l’humour et de l’autodérision; la mise en abyme y est permanente, l’autre personnage principal ne tardant pas à surgir en la personne de Michel Houellebecq soi-même, assez bartlebyen par son côté “j’aimerais mieux pas”, mais un Bartleby qui emprunterait à Job lorsqu’il gratte compulsivement son eczéma en se lamentant sur sa condition d’abandonné. Quant à sa patte, elle est identifiable à ses tics d’écriture, que ses admirateurs prennent pour le summum de la modernité : des marques de produits en veux-tu en voilà, des mots en italiques pour appuyer les effets etc. On croirait du Bret Easton Ellis traduit par Philippe Djian. Aux antipodes du style limpide, glaçant et admirable d’Extension du domaine de la lutte. Il est vrai que seize ans ont passé depuis. Désormais sa légende le précède. On en a fait le grand écrivain visionnaire. Don De Lillo l’est tout autant, si ce n’est davantage et avec d’autres moyens, et on n’en fait pas un plat alors que l’oeuvre est d’une toute autre puisshoue.1283115506.jpgance.


Alors ? Alors rien. Non qu’il ne se passe rien, mais il n’y a rien au bout. Pas d’enjeu. Du moins s’il y en avait un, il est traité avec une telle absence de tout ce qui fait une charge (violence, provocation, agressivité…) que cela tape dans le vide. On cherche en vain à retrouver l’énergie du plus aigu de nos sociologues littéraires, celui qui n’a pas son pareil pour anticiper, annoncer et refléter l’air du temps, le même qui s’imposa par sa mise à nu de la misère affective et sexuelle de l’homme occidental et sa dénonciation des religions meurtrières. Quand on prétend s’attaquer à de tels milieux et aux valeurs qu’ils charrient, à commencer par la dénaturation de l’argent, on le fait avec un tout autre mordant, et des arguments autrement plus solides, fussent-ils transcendés par une prose poétique. On guette une vraie réflexion sur le rôle et le statut de l’artiste dans la société, puisque ça tourne autour de la chose, mais rien ne vient. Par manque d’épaisseur ou excès de sagesse. Le milieu gay ? Sa peinture des pédés est si caricaturale qu’elle fera hausser les épaules. Les compagnies aériennes qualifiées d’”organisations intrinsèquement fascistes” pour leur refus d’embarquer des chiens comme des passagers ? Wouah ! La veulerie de la presse ? Bof… La critique de la grande distribbeig.1283114463.JPGution (laquelle contribuera fortement à faire de son livre un best-seller) ? Une photo de supermarché signée Andreas Gursky en dit vingt fois plus. Le débat sur l’identité nationale ? Avec une telle contribution théorique, il a encore de beaux jours devant lui. Le monde de l’art ? Il en a vu d’autres et des nettement plus corsées. D’autant que la démolition de Picasso, pour ne citer qu’elle, est du niveau ces-barbouillages-mes-enfants-en-font-autant, pour donner une idée de la beauferie à l’oeuvre dans ce qui se veut une critique acerbe de l’art contemporain; même au camping où Franck Dubosc a ses habitudes, on n’ose plus en sortir de pareilles. Sa critique de Le Corbusier laissera les architectes indifférents tant elle est superficielle, même si on ne doute pas de voir bientôt fleurir des thèses sur “Michel Houellebecq, pensée de la structure et souci de la ville”. Quant à Jeff Koons, Damien Hirst, François Pinault et consorts, ils en riront longtemps. Car, on allait l’oublier, nombre de personnages sont de vrais gens qui portent leur vrai nom. Houellebecq consacre ainsi en littérature Jean-Pierre Pernaut, Pierre Bellemare, Patrick Le Lay, Michel Drucker, Frédéric Beigbeder, Julien Lepers, Alain Gilot-Pétré, Claire Chazal qui lui en seront éternellement reconnaissants. Même s’il en a fait, pour certains, des pantins de son guignol. Mais qui saura encore ce que recouvrait leur nom dans dix ans ? Car le comique de situation dans lequel les fait évoluer l’auteur n’est compréhensible que par rapport à leur personnalité et leur rôle dans la société d’aujourd’hui. En 2020, un lecteur de 20 ans se demandera comment de si médiocres ”héros” ont pu passionner les Français. Et quelle tête peut bien avoir un prêtre “qui ressemblait à François Hollande“. Ou une Marylin qui tient un peu de “Christine Angot- en plus sympathique tout de même”. Pour ne rien dire des acteurs du milieu littéraire, son éditrice Teresa Crémisi, son agent F.M. Samuelson ou les critiques Didier Jacob et Patrick Kéchichian, qui sont déperec-par-bearboz.1283114260.jpgjà de leur temps inconnus du public.


En attendant, on pourra bientôt s’interroger sur la réaction des lecteurs étrangers (Houellebecq est traduit dans une trentaine de langues) aux effets de burlesque franchouillard sur la personnalité de Jean-Pierre Pernaut dont il est fait grand cas. Important, l’étranger : c’est là que sont sortis les premiers articles sur ce roman, après celui du Parisien. Car, faut-il rappeler, tous les personnages cités ne fonctionnent pas, ou peu, ou mal, sans ce qui les soutient : un clin d’oeil à une réalité très contemporaine dont on ne voit pas qu’elle pourrait passer à la postérité tant elle est, comment dire sans vexer personne, anodine. Ses personnages n’ont pas d’existence romanesque autonome. Un grand roman parvient à refléter son temps tout en s’affranchissant de ce qu’il a de plus éphémère afin d’atteindre à l’universel. Lorsqu’il paraîtra en format de poche, La carte et le territoire semblera déjà daté. Démodé pour avoir été un temps à la mode. Ce qui peut arriver de pire à un livre ambitieux. Julien Gracq a expliqué un jour le phénomène à Régis Debray en ces termes :”Les vieux films classiques sont datés comme les automobiles. Les opéras ne le sont pas, protégés du réel par les conventions propres au genre. L’irréalisme du chant et des costumes leur permet de traverser les temps intacts”. D’aucuns louent déjà Houellebecq d’avoir écrit Les Choses du XXI ème siècle. Sauf que Georges Perec, lui, n’en avait ni la conscience ni la prétention lorsqu’il écrivait Les Choses. Le genre de livre qu’on n’écrit pas en regardant le journal de la mi-journée sur TF1, ou Masterchef ou dans le meilleur des cas Questions pour un champion en boucle, sans oublier bien sûr 30 millions d’amis, et autres programmes qu’on n’interrompt que pour faire ses courses au télé-achat. Autant de parfaits reflets de l’esthétique de La carte et le territoire. L’auteur a beau avoir vécu en Irlande, et désormais en Espagne, il n’en est pas moinpetesouzawhitehousenyt.1283114568.jpgs resté dans l’âme, du fond de ses exils, un télespectateur français moyen.


On verra cette fois ce que cela donne sans soufre ni scandale. Sauf imprévu, le scénario de la rentrée littéraire pour les semaines à venir est écrit. La carte et le territoire va écraser le reste. La critique sera quasi unanime dans l’admiration. Ceux qui s’en écarteront seront sèchement rappelés à l’ordre comme vient de l’expérimenter Tahar Ben Jelloun : il s’est fait cogner par les internautes sur la Toile pour avoir osé rapporter dans sa chronique de La Repubblica tout le déplaisir que lui avait procuré la lecture de ce livre. Elisabeth Badinter donne bien le ton de ce que sera le fond de l’air littéraire en déclarant :” Pour moi en France aujourd’hui, il n’y a que deux romanciers qui ont su renouveler le rapport hommes/femmes : Virginie Despentes et Michel Houellebecq”. C’est entre eux que cela se jouera au final. En attendant, on s’arrachera les droits du roman de Houellebecq à la foire de Francfort. Il s’en vendra 150 000 exemplaires, et bien 400 000 une fois que le Goncourt lui aura été attribué. Car on ne voit pas par quel mystère, à moins d’un faux-pas médiatique du candidat malgré son intelligence tactique et sa prudence désormais éprouvée, comment le jury ne serait pas sensible à un roman qui a tellement tout pour lui plaire. C’est même à se demander si Houellebecq ne l’a pas fait exprès.


Son roman a de la main (423 pages, parfait pour les cadeaux de fin d’année, quand tant d’autres semblent plus légers à cause de leurs 150 pages alors qu’ils ont plus de poids), et il est sympathique. Les Goncourt, qui ne détesteraient pas que leur image devînt un peu plus jeune-et-moderne, se réconcilieront à moindre frais avec leur trublion grâce à un roman qui présente l’avantage d’être moins triste que celui d’Olivier Adam et moins trash que celui de Virginie Despentes. Traînés dans la boue par la critique et boudés par le public en 1998 pour avoir préféré Confidence pour confidence de Paule Constant aux Particules élémentaires qui avait été « le » livre de la rentrée, ils en ont conservé un souvenir amer. Depuis, son auteur est devenu l’écrivain français le plus connu et l’un des plus vendus à l’étranger. Si les dix de Drouant passent à nouveau à côté, leur casier judiciaire risque de s’alourdir. Cette fois, on ne voit pas comment Houellecbecq et Goncourt pourraient s’échapper l’un à l’autre. C’est tout le mal qu’on leur souhaite.


Rajout du 3 septembre : Michel Houellebecq accusé d’avoir plagié Wikipédia.


(”Michel Houellebecq” photos D.R.; “99 Cent, 1999″, photo d’Andreas Gursky; Frédéric ‘A night in Casablanca’ Beigbeder”, photo Passou; “Georges Perec” dessin de Bearboz”; “Houellebecq parle désormais en anglais à son nouveau chien” photo Pete Souza/ White House/ NYT)

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