Moi, je serais Blondinet, je me cacherais. Surtout après un tel livre Fahrenheit 2010 (Stock, 190 pages). Je raserais les murs du groupe. La honte. Encore que les Blondinet se font une armure de leur cynisme. On a l’impression que rien ne peut les atteindre. Tout glisse en surface. Espérons tout de même, pour que la morale soit sauve, que vienne le jour où l’intérieur sera corrodé par tant de bêtise, de bassesse, d’arrogance accumulées. On l’aura compris, si Blondinet est bien l’anti-héros du récit d’Isabelle Desesquelles, il a une portée universelle. Nous avons tous connu des Blondinet pour peu que nous ayons travaillé dans une entreprise. Celle-ci est une librairie centenaire, forte d’une trentaine d’employés, une institution régionale qui ne vend que des livres, et dont les vendeurs se flattent de lire avant de conseiller. C’est bien le problème. Car la multinationale qui vient de racheter le réseau de librairies indépendantes auquel elle appartient a bien l’intention d’y mettre bon ordre. « Trop élitiste ! ». Rationalisation, standardisation, abrutisation. Qu’importe le coût humain pour les fidèles de cette religion du profit. La narratrice tient la maison depuis treize ans. Elle s’est fait un nom dans le département. On achète un livre là et pas ailleurs. Elle réussit à faire venir nombre d’auteurs face au public, à la cave puis parmi les rayonnages, et même des écrivains. Non pour se produire mais pour parler, discuter, s’expliquer.Après, que du classique. Retour de son congé maternité qui a coïncidé avec le rachat du réseau, elle n’a plus de bureau. Et bientôt plus rien. Elle tient quelques mois et puis basta. La vie est trop courte pour être petite. Après quelques séminaires stratégiques avec d’autres directeurs régionaux, elle jette l’éponge pour n’être pas complice de l’autodafé annoncé. Non qu’on brûle des livres mais des librairies, forme inédite de haine de la culture. On leur brise la nuque afin de mieux ranger le groupe sous l’emblème d’une marque unique. La marque. Tout pour la marque. La marque ne supporte pas que l’on conserve des invendus plus que quelques mois ; il faut donc les retourner au plus tôt et tant pis cela finit par rendre obsolète le rayon « classiques ». Il n’est pas nécessaire d’avoir lu livre de Ray Bradbury ni vu le film de François Truffaut pour comprendre. Il suffit d’imaginer que des points de suspension dans une réflexion sur les caissières « qui ont intérêt à s’adapter… » vous tuent une moralité.Dès le début, le ton est juste, la narratrice se prenant par le collet et s’interpellant sans ménagement tout le long. Le récit est vif, implacable. L’adversité donne du mordant à celle qui a le talent de la préserver de toute aigreur et de la moindre amertume. C’est enlevé avec drôlerie et parfois, dans les portraits, avec une cruauté bienvenue. Il va sans dire que tout ceci a le parfum du vécu. Et pour cause : l’auteur a dirigé la librairie Privat à Toulouse jusqu’à son absorption sous l’enseigne « Chapitre » par le groupe Bertelsmann. C’est son histoire à l’ère du manager roi, ce sacré Blondinet. Mais telle qu’elle la raconte, cela devient la nôtre.
(Photos du film Fahrenheit 451 tiré du roman de Ray Bradbury par François Truffaut)
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