La grève du 7 septembre et les suites de cette journée
d’action donneront un premier aperçu du climat social à l’entrée de l’automne.
Au côté des fonctionnaires, les cheminots seront aussi mobilisés contre le
report de l’âge de la retraite. Mais ils émettront aussi d’autres
revendications, contre «la casse du fret à la SNCF» selon
l’expression des syndicats.
Sylvain
Esnault, membre de la Fédération CGT Cheminots et président de la commission
«économie» du Comité central d’entreprise, fait partie de ceux qui
s’opposent à la stratégie de Pierre Blayau, le patron de Fret SNCF. Ce dernier a
entrepris de redresser le transport de marchandises… en désertant
l’acheminement par wagon isolé pour se concentrer sur les trains complets. Pour
la direction, le wagon isolé – moins productif – serait responsable de 70 à 80% des pertes du fret alors qu’il ne représente que 50% de la
facturation. Les syndicats s’insurgent. Didier Le Reste, responsable de
la Fédération CGT Cheminots, a déjà dénoncé la mise en œuvre d’une
«politique de la terre brûlée» dans une lettre à Guillaume Pépy,
président de la SNCF. Le Reste/Esnault contre Pépy/Blayau: chacun joue une partition connue. Mais lorsque les grosses entreprises
clientes de la SNCF, représentant le gratin de la chimie, de l’automobile et de
l’acier, et d’autres qui composent le cœur de la clientèle du fret, se
mobilisent pour réclamer aussi le maintien du service par wagon isolé, le
scénario devient totalement inédit.
Sylvain
Esnault, une fois n’est pas coutume, prend fait et cause pour les entreprises clientes, pourtant souvent critiques de la qualité du service:
«les chargeurs râlent parce que la direction de la SNCF leur demande de s’engager sur des
volumes de trafic pour 2010/2011.» Et au cas où les prévisions ne
seraient pas réalisées, ces chargeurs devraient supporter des pénalités pouvant
atteindre 60% du prix du transport.
Aussi
les industriels freinent-ils des
quatre fers, tel Peugeot qui utilise le wagon isolé pour 80% de ses besoins:
«Les fluctuations de volumes à transporter sont difficilement
prévisibles. Et nous ne pourrons généraliser le transport de véhicules par les
seuls trains complets». Considérant le processus de commandes
incompatible avec la réalité des marchés, ils mettent en garde la SNCF:
cette stratégie «va entraîner un transfert massif de l’activité
vers le transport routier, qui rend hypothétique un retour à l’équilibre
financier de Fret SNCF» et est «en pleine contradiction avec
les engagements du Grenelle de l’Environnement».
Pour
la CGT, les propos patronaux sont une aubaine. Si même les gros clients de la
SNCF se plaignent de la casse du fret et de la perte d’une alternative à la route… ! Alors Sylvain
Esnault en rajoute: l’objectif de la direction n’est-il pas de limiter
son activité dans le transport de marchandises à seulement quelques
niches? Et que dire de la décision du gouvernement de reporter sine die l’application de l’écotaxe pour
les poids lourds (une mesure du Grenelle, pourtant, correspondant à 12 centimes
par kilomètre), ce qui va conforter la compétitivité de la route sur le chemin
de fer?
Pierre
Blayau, à l’inverse, ne manque pas d’arguments pour justifier sa stratégie. S’il
prévoit de réduire des deux tiers le volume de wagons isolés, c’est bien parce
que les chargeurs qui se plaignent se sont de longue date massivement tournés
vers le camion. Au point que la SNCF elle-même, pour introduire une souplesse
qu’elle n’avait pas sur le rail, s’est transformée en opérateur routier sous la
casquette d’abord de filiales comme Calberson, ensuite de Geodis.
Par
ailleurs, lorsque le Grenelle fixe comme objectif un transfert de 25% des
trafics de la route vers le rail d’ici à 2020, il n’est pas précisé que ce
transfert doive reposer sur les seules épaules de la SNCF. Le paysage
ferroviaire change en profondeur, avec l’apparition de la concurrence (10 à 12%
des volumes traités) et la création d’opérateurs de proximité destinés à
prendre le relais de la SNCF sur des transports régionaux de marchandises.
Malgré
tout, en tant que leader sur son marché, seule la SNCF peut déclencher la
reconquête du chemin de fer sur la route. Or, elle déclare forfait faute d'avoir trouvé un moyen de le rentabiliser et las d'accumuler les pertes: «Lorsque
Louis Gallois était à la présidence de la SNCF, on était à 54 milliards de
tonnes-kilomètres et l’objectif avait été fixé à 100 milliards. Aujourd’hui,
l’objectif est redescendu à 27 milliards», accuse Sylvain Esnault.
Productivité et
responsabilités
La
direction du fret a d’autres priorités: elle doit impérativement résorber
le déficit récurrent qu’elle enregistre dans le fret, et qui a atteint le
demi-milliard d’euros en 2009. Elle doit réduire ses coûts. La CGT est accusée d’empêcher toute amélioration de la compétitivité,
comme lorsqu’elle fait capoter un projet d’allongement du temps de conduite de
nuit (de 6 heures à 7 h 30) pour améliorer la productivité. Globalement,
d’après un rapport de l’Assemblée nationale, la productivité de Fret SNCF
serait inférieure de 30% à celle de la Deutsche Bahn, son homologue en Allemagne.
Bien
sûr, la CGT se cabre: «Des souplesses sont possibles dans le cadre
d’une organisation mutualisée du travail, avec des conducteurs de trains qui
pourraient être affectés aussi bien à des transports de fret que de voyageurs.
Mais en 2008, la direction a décidé qu’un certain nombre de conducteurs
seraient exclusivement rattachés au fret», dénonce sylvain Esnault. D’où
une perte de productivité, selon le syndicaliste.
En
revanche, pas question pour la CGT de se reconnaître une quelconque responsabilité
dans le déclin du chemin de fer: «Dans les années 80, la direction s’est
concentrée sur le TGV et n’a pas fait évoluer l’activité fret.» Et de
faire porter cette responsabilité sur l’Etat, qui a laissé la direction fixer
ses propres objectifs. Deux conceptions de l’économie
s’affrontent. Pour Sylvain Esnault, le résultat est là: en Suisse et en
Autriche où les gouvernements ont pris des décisions pour le fret ferroviaire,
il y est deux à trois fois plus développé, en parts de marché, qu’en
France. Mais avec des relations sociales bien meilleures et des syndicats plus compréhensifs.
Pour le syndicaliste: «La
direction souhaite que le fret soit une activité de plus en plus autonome. Nous
y voyons une menace d’éclatement de l’entreprise». L’activité fret ne ressemble déjà plus
au transport de marchandises… du début du siècle: le nombre de gares de triages
dans l’Hexagone a été divisé par deux en moins de dix ans, et l’objectif
consiste à n’en conserver que trois. Or, le triage était la pierre angulaire du
transport par lots (lotissement) en wagon isolé.
Les
industriels mettent en garde: «L’abandon d’une partie de ces
services aura pour conséquences un transfert sur le mode routier». Un message lancé à Jean-Louis Borloo, ministre de l’Ecologie et cheville ouvrière du
fameux Grenelle, et également ministre des Transports.
Gilles Bridier
Photo: voies désertées Regis Duvignau / Reuters
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