La décision du juge Vaughn
Walker [autorisant] le mariage entre homosexuels en Californie a décidément
déchaîné la droite. Aujourd’hui c’est le mariage gay, demain la fin de notre
civilisation. Les défenseurs de la Proposition 8 [amendement californien stipulant que le mariage doit être réservé aux hétérosexuels, et que le juge
Walker a déclaré inconstitutionnel] se sont fait Boieser (nouveau verbe qui signifie se faire interroger sans merci
sur des revendications sans fondement par l’avocat David Boies) sur leur
argument selon lequel le mariage entre personnes de même sexe est néfaste pour
les enfants élevés par des couples gay. Les opposants au mariage gay ont donc maintenant
besoin d’une nouvelle cause à défendre. Si les enfants ne sont pas en danger,
le mariage homosexuel doit forcément menacer l’autre population sans défense:
les femmes.
Le nouvel argumentaire avance
que le mariage hétérosexuel est nécessaire, et doit être protégé en restant
l’apanage des couples hétérosexuels, car les vilains hétéros ont des instincts
sexuels des plus égoïstes. Dans le New York Times, Ross Douthat écrit que
les hommes sont à la merci de leur «élan vers la promiscuité sexuelle». Ce qui
les pousse à être naturellement enclins à pratiquer la polygamie, la
prostitution et à prendre des maîtresses.
On ne naît pas femme libérée...
Plus tactiquement, les
femmes ont un «intérêt à s’accoupler avec l’homme au statut le plus élevé
disponible». En revanche, Sam Schulman, conseiller et analyste du George W.
Bush Institute, n’attribue quant à lui aucune sorte de stratégie à la femme. Le
mariage lui est nécessaire, affirme-t-il dans le Christian Science Monitor daté du
6 août, car à défaut un homme «en ferait une esclave, une concubine—une créature
à l’humanité incomplète». Et attention, toutes les formes de mariage ne font
pas l’affaire. La conception de l’union conjugale de Douthat nécessite que
«deux êtres humains sexuellement différents abandonnent leur intérêt reproducteur
personnel» et «s’engagent à une fidélité et à un soutien mutuel pour la vie». Le
mariage de Schulman, lui, doit «sacraliser» et «protéger» les femmes.
L’idée que seul le mariage
traditionnel peut protéger les femmes a l’avantage d’attaquer deux des démons
favoris des conservateurs: les gays et les femmes libérées. Revenir à l’époque
précédant la légalisation du mariage gay par le Massachusetts, en 2004, ne
suffirait pas à défaire le mal infligé par le monde moderne à cette fondamentale
institution. Du point de vue de la droite, il vaudrait sans doute mieux
remonter à avant 1809. C’est en effet cette année-là que le Connecticut est
devenu le premier État américain à voter une loi autorisant les femmes mariées
à gérer leurs propriétés privées, en permettant aux petites chéries si sacrées
de faire leur propre testament. Avant 1809, sous le régime de protection
maritale du droit coutumier, les femmes mariées n’avaient quasiment aucun droit
à la propriété. Elles ne pouvaient signer de contrats ni conserver leurs
salaires. Leur rôle devant la loi était de tenir leur maison et de pourvoir aux
besoins matériels de leurs époux et de leurs enfants. Le rôle du mari était d’entretenir
financièrement sa famille avec l’argent qu’il gagnait et distribuait à sa guise
(et, évidemment, de voter).
Un mariage sans protecteur ni protégé
Comme en a témoigné
l’historienne de Harvard Nancy Cott lors du procès autour de la
Proposition 8, le mariage, cette institution en perpétuelle mutation, a
énormément changé au 19e siècle à mesure que des lois comme celles du Connecticut
s’étendaient à d’autres États, ainsi qu’après la promulgation à New York en
1848 de la très influente loi [visant à protéger la propriété des femmes] Married
Women's Property Act. De l’abrogation du régime de protection maritale jusqu’au
point culminant du féminisme moderne, l’idée du mariage en tant qu’union d’êtres
humains aux rôles et responsabilités totalement différents a pris un grand coup
dans l’aile. La notion de mariage s’éloignant de la distribution strictement
sexuée des rôles et du principe du protecteur physiquement fort ayant à charge
un plus faible, comme l’a compris le juge Walker, il n’y a aucune raison que le
mariage moderne exclue les gays et les lesbiennes—des humains qui ne sont pas départagés
par leur genre.
Schulman et Douthat comprennent
qu’une fois démantelées les barrières entre les rôles masculins et féminins
dans le mariage, il n’y a plus de raison que celui-ci nécessite une personne de
chaque catégorie—homme, femme—pour rester fidèle à son but premier. Leur réaction
consiste à supprimer le principe de la fluidité des genres. Pour Douthat, il
existe un gouffre impossible à combler entre les hommes et les femmes, basé sur
leurs supposées programmations sexuelles «darwiniennes». Schulman, faisant
curieusement fi de la loi, suggère quant à lui que seuls le mariage ou la
famille sont aptes à protéger les femmes du viol.
Le mariage rendait les femmes vulnérables
Pourtant, le mariage tel
qu’il est prôné par Douthat et Schulman est bien pire que les dangers qu’ils
décrivent de façon si théâtrale. Ils affirment que pendant son âge d’or, le
mariage protégeait les femmes du viol, du concubinage ou de la prostitution. Mais
jusqu’aux années 1970, le mariage était en réalité une exception à
la loi contre le viol. Dans chaque État américain, un mari pouvait violer sa
femme tant qu’il le voulait. En 1975, le Dakota du Sud fut le premier à
promulguer une loi contre le viol conjugal. La Caroline du Nord fut le dernier
en 1993. Dans la plupart des États, le viol conjugal est encore considéré comme
un crime moins grave que le viol en dehors du mariage. Par conséquent, plutôt
que de protéger les femmes du viol, le mariage à l’ancienne les rend en réalité
bien plus vulnérables.
Douthat pense que toutes les
femmes sont en permanence à la recherche d'hommes pour les entretenir («les hommes à statut
élevé»), mais que les hommes ne cherchent qu’à s’amuser. Par conséquent,
prétend-il, le mariage a aidé les femmes puisqu’il a forcé les hommes à être
fidèles. Il se trouve que le mariage, en fait, aide les hommes à forcer les
femmes à être fidèles. Pendant la plus grande partie de l’âge d’or du
mariage selon Douthat, un mari surprenant sa femme en plein adultère avait une
excuse pour tuer l’épouse infidèle ou son amant. Loin de se satisfaire de la
possibilité d’un acquittement ou d’une réduction de la peine, de nombreux États
américains décrétèrent que le meurtre d’une femme adultère n’était en fait pas
un crime du tout. Les femmes, cependant, ne pouvaient invoquer la même excuse.
Enfin,
à la fin du XIXe siècle, les États passèrent à une défense
sexuellement neutre; une accusation de meurtre avec circonstances atténuantes
pour «provocation raisonnable» dans le cas d’un adultère. Qui ne s’appliquait
toujours principalement qu’au cas de maris tuant leurs épouses. Quand le
Royaume-Uni finit par abroger sa «défense de provocation» pour adultère en 2008,
le Telegraph rapporta qu’il
s’agissait de la défense la plus couramment invoquée par la centaine de
Britanniques qui tuaient leurs femmes chaque année.
Une loi contre le viol
conjugal. Une loi contre le meurtre conjugal. Le droit de conserver l’argent qu’elles
gagnent. Et l’égalité dans le mariage. Quand les femmes ont eu accès au pouvoir
politique, elles ont insisté pour être protégées par les loi s’appliquant aux citoyens
ordinaires d’une société démocratique moderne plutôt que par un mari engoncé
dans le genre de mariage médiéval auquel Douthat et Schulman voudraient revenir.
Les femmes libérées ont beaucoup fait évoluer le mariage. Sinon, pourquoi les
gays et les lesbiennes en voudraient-ils leur part?
Linda
Hirshman
Traduit
par Bérengère Viennot
Photo: Des femmes participent à la 'Parade des mariées' dans la ville russe de Krasnoyarsk, le 20 juin 2010. REUTERS/ Ilya Naymushin
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