L'art des jardins en Chine: "PREMIERS PAS :
LE JARDIN DU MAÎTRE DES FILETS
Suivez-moi à Suzhou dans le Jiangsu, dans cette ville turbulente aujourd'hui, ancienne capitale de l'antique royaume de Wu, toute proche de Shanghai. C'est actuellement, dit-on, la capitale des jardins. Ses bourgeois et ses grands artistes en ont fait la New York de la Chine sous leur ancien régime.
Fusionnant l'architecture, la peinture, la calligraphie, la littérature et la pensée en même temps que la botanique ou l'art de dresser les pierres et de creuser des bassins, ses jardins ont inventé un art total.
Pourtant, la première fois, visiter un jardin classique chinois au coeur de cette cité du bas Yangtsé s'avère une expérience inattendue. Pas de grandes allées de platanes ou de marronniers ni même de cyprès ou de saules pour annoncer les délices à venir. Y conduisent de discrètes ruelles pouilleuses, encombrées de camelots installés derrière des éventaires branlants, symboliquement protégés par des bâches en nylon bleu maintenues par des ficelles effilochées, des allées grouillant d'êtres de tout poil à deux ou quatre pattes (entre autres), qu'il faut écarter pour se frayer un chemin vers ce but incertain avec, au ventre, l'angoisse d'arriver loin du rêve de paradis annoncé.
Progressant plein est, soudain la ruelle traverse un rectangle brut percé dans un mur blanchi. Il donne sur une vaste place rectangulaire, vide et nue. Les quatre côtés sont fermés par de grands murs hauts et blancs. Au sommet court une corniche noire, coiffée de tuiles serrées, également noires. En face, le mur oriental est percé du même rectangle brut, où la ruelle ressort. Au sud, rien. Seuls devant un mur minimal, deux sophoras concèdent un peu de douceur à la sévérité du lieu, comme pour la souligner. Il paraît que, dans les années 1950, deux cyprès leur tenaient compagnie. Aujourd'hui, les deux rescapés s'échappent du sol recouvert d'un damier diagonal de pierres sèches claires et sombres. Au nord, des dalles de granité s'étirent au pied du mur. Rectangulaires et régulièrement alternées, elles poursuivent la ruelle. Avec une solennité discrète, elles annoncent en haut d'une large marche, comme le soulignant, le grand portail enfoncé dans le mur tranché : la seule rupture. Les portes du paradis ! La façade de cet Éden ne porte aucun décor, ni pilastre, ni atlante, ni guirlande de fruits ou de fleurs. La façade, c'est tout cet espace vide : sévère ! Au milieu de la vie agitée, sale, coincée, commerçante, évidemment bruyante et brutale, mais attachante, cette place apparaît comme une bulle d'espace. Mais, étonnamment, on ne peut y rester. Sa densité impressionnante et inquiétante repousse, refoule vers le grand rectangle du porche. Cet endroit n'est pas pour un être vivant. Il s'évide spontanément, reste vide éternellement. Lieu d'accueil ? Non ! De passage, de poussage ! Ni urbain ni résidentiel, il suspend l'atmosphère comme dans un purgatoire. Austère et grandiose, il affiche haut l'orgueil du propriétaire des lieux pour sa position sociale, réelle ou supposée.
C'est ce que, à Suzhou, on nomme un zhaobi.
C'est aussi un filtre spirituel. En Chine, les grandes portes n'ouvrent jamais directement sur un espace incontrôlé. Placé sur leur axe, un mur écran, extérieur à l'enceinte de la propriété, protégeait l'accès des influences cosmiques, néfastes, qui, croyait-on, ne se mouvaient qu'en ligne droite. Les mauvais esprits ne peuvent pas contourner un mur ou une cloison pour pénétrer dans un endroit ni suivre un trajet coudé. Ils restent pantois derrière l'écran ou glissent, comme ici, le long de la façade sans pouvoir entrer. L'expérience de temps troublés tout autant que l'imagination nous laisse envisager la nature de ces mauvais esprits ! Le regard, comme les forces maléfiques, ne connaît que la ligne droite. Également utilisé à l'intérieur de la demeure, ce procédé d'accès caché, dissimulé, pour le visiteur, crée un mystère permanent, mâtiné de prudence et de respect."
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