Les États-Unis possèdent l'étonnante
faculté de transformer leurs radicaux les plus enragés, les plus explosifs, en
inoffensifs eunuques. La métamorphose commence à l'heure de la mort. Ainsi se
souvient-on de Mark Twain comme d'un plaisantin aimant à descendre le
Mississippi dans le soleil couchant, quand ses attaques contre un empire
américain accouché dans le sang sont passées à la trappe de la mémoire. De
Martin Luther King, on retient ses envolées poétiques sur les enfants se tenant
par la main sur les collines de l'Alabama, pas ses sorties contre le
gouvernement américain, qu'il traita de «premier
pourvoyeur de violence dans le monde».
Mais la plus grande castration
historico-littéraire est peut-être celle infligée à Jack London. Alors que cet
homme, apôtre de la rébellion violente et de l'assassinat politique, fut
l'écrivain socialiste-révolutionnaire le plus lu de l'histoire des États-Unis,
ne semble subsister de lui qu'un gentil récit canin. Un peu comme si, dans un
siècle, ne subsistait des Black Panthers que leurs fantaisistes coiffures
afros.
La mort avant la vie
Pourtant, laisser cet auteur être
éclipsé par le chien de papier qu'il a créé, c'est perdre l'une des figures les
plus intrigantes de notre pays, une figure aussi exaltante que repoussante. Au
cours des 40 ans que durera sa vie, ce «bâtard» né dans les bas-fonds d'une
mère spirite suicidaire devra travailler dès l'enfance, avant d'être pirate, vagabond,
socialiste révolutionnaire, raciste fasciné par le génocide, chercheur d'or,
correspondant de guerre, millionnaire, dépressif et, durant un temps, plus
grand écrivain à succès de l'Amérique. Dans Wolf:
The Lives of Jack London (Le loup: vies de Jack London), le biographe James L. Haley
qualifie London «d'auteur le plus incompris de la littérature américaine».
Peut-être est-ce parce l'homme est tout simplement impossible à déchiffrer.
Avant même sa naissance, London échappe
au suicide. Sa mère, Flora Chaney, est une hystérique ravagée et haineuse qui,
à la moindre contradiction, hurle à la crise cardiaque et s'écroule sur le sol.
À l'adolescence, elle a quitté une demeure familiale de 17 chambres pour
rejoindre une espèce de secte qui prétend communiquer avec les morts. Le chef
du mouvement, William Henry Chaney, l'a battue en apprenant qu'il l'avait mise
enceinte et a exigé qu'elle avorte. Après avoir avalé une surdose de laudanum,
elle s'est tirée une balle dans la tête avec une arme par bonheur défectueuse.
Quand l'affaire sort dans la presse, une expédition punitive menace de pendre
Chaney, qui préfère disparaître de la Californie à tout jamais.
Après avoir mis Jack au monde dans un
bidonville de San Francisco, en 1876, Flora ne veut plus entendre parler de ce
qu'elle appelle son «insigne de la honte».
Elle confie le bébé à une nourrice noire (une esclave émancipée) du nom de
Virginia Prentiss, qui laissera le petit pousser comme un Gavroche. Elle le
surnomme son «ti nègre blanc» ou sa «balle de coton» tandis qu'il lui donne
du «Mama», bien qu'elle le lui
interdise.
«Je
me trouvais au fond du puits, dans les profondeurs souterraines de la misère
sociale dont il n'est ni bienséant ni convenable de parler»,
écrira London des années plus tard. Dès la fin de l'école primaire, il est
envoyé dans une conserverie, où il met des légumes vinaigrés en boîte toute la
journée, tous les jours, pour une rémunération dérisoire. Sa vie entière, il
restera terrorisé par l'idée d'un monde entièrement mécanisé, où les humains
sont asservis à la Machine. Son œuvre sera traversée par les hurlements
capricieux des engins qui exigent des hommes une servitude totale.
«Le petit socialiste»
London n'aura pas de brosse à dents
avant 19 ans, ce qui laissera à ses dents tout le temps de pourrir. La première
grande dépression américaine fait rage, le jeune homme collectionne tous les
boulots les plus abjects, pellette du charbon à en être perclus de crampes. Il
tente une première fois de se tuer par noyade, mais il est sauvé par un
pêcheur. C'est à cette époque qu'il prend conscience des hordes de sans-abris
édentés qui peuplent les rues, brisés par un travail implacable qui les
recrache à l'agonie à 40 ou 50 ans. D'abord tenté par un individualisme
nietzschéen impavide, il décide de s'en sortir par sa seule force et son seul
courage.
Mais la crise a formé le creuset de
nouvelles idées qui, dira London, seront «forcées»
dans son esprit, comme malgré lui:
«Aucune
démonstration de la logique et de l'inéluctabilité du socialisme ne m'auront
convaincu aussi profondément et infailliblement que ce jour où j'ai vu les murs
du Puits social se dresser autour de moi, et où je me suis senti glisser vers
le bas, tout en bas, jusqu'en son fond chaotique.»
Quand les déshérités de la société
organisent une marche sur Washington pour réclamer du travail, en 1894, London
se joint à leur cortège et est arrêté à Niagara Falls [dans l'État de New York]
pour «vagabondage». Quand il demande un avocat, la police lui rit au nez; quand
il tente de plaider non coupable, le juge lui dit «de la fermer». Il passera un mois en prison. London savait que les
dés du système économique étaient pipés, il apprend que ceux de la justice le
sont aussi.
Libéré cette même année à l'âge de 18
ans, il se met à proclamer des discours véhéments dans la rue, ce qui lui vaut
bientôt d'être surnommé par les journaux de San Francisco «le petit socialiste», lui qui exhorte les travailleurs à se
rebeller et à reprendre le pays aux grands patrons voyous.
Quand il trouve une place dans un lycée
huppé, le bout du tunnel se laisse un faible instant entrevoir. Mais il
abandonne rapidement, face à des parents qui se plaignent de son influence
néfaste sur leurs petits trésors. Il parvient à entrer dans un autre
établissement, d'où il sera expulsé après avoir assimilé en quatre mois un
cursus de deux ans, infligeant une embarrassante leçon d'humilité aux riches
bambins. London enrage d'humiliation. Peu de temps après, il part pour le Grand
Nord canadien, nouvel eldorado des chercheurs d'or. Là, il verra ses compagnons
mourir de noyade, de froid ou du scorbut. Un médecin de passage l'ausculte et
lui déclare qu'il mourra lui aussi s'il ne se fait pas soigner de toute
urgence. Il a 22 ans et il fait le serment, s'il survit, de devenir écrivain
quoi qu'il en coûte.
Une écriture fondatrice
Ses premières œuvres –comme The Sea-Wolf (Le Loup des
mers, 1904), histoire d'un naufragé secouru par un capitaine de navire
tortionnaire qui verse dans la perversion sexuelle– injectent dans la
littérature américaine un style dense, lapidaire et argotique qui fait paraître
bien pâles les tentatives littéraires contemporaines de «parler le peuple»
(Edith Wharton n'a qu'à se rhabiller). C'est discordant, brutal, comme les
machines que London a manœuvrées, c'est écorché comme les terres hostiles qu'il
a traversées. La rudesse, l'énergie brute qui se dégagent des pages stupéfient
les lecteurs. Adieu bonnes manières, bonjour travers maniaques: ses personnages
sont violents, véreux et bien réels.
À relire ses livres aujourd'hui, on
réalise à quel point London aura essaimé, à quel point il aura influencé
certains des plus grands écrivains du XXe siècle, aux États-Unis comme
ailleurs. Ernest Hemingway et John Steinbeck feront sienne sa crudité. La Beat
Generation, éprise de jazz et d'imprévu, suivra ses pas sur la route. Comme
lui, George Orwell vivra avec les indigents; son 1984 s'inspirera du propre roman futuriste de London, The Iron Heel (Le
Talon de fer). D'Upton Sinclair à Philip Roth, on se réclamera de son
influence, laquelle semble d'ailleurs dépasser la seule littérature. Car à voir
les photos de lui posant insolemment en veste de cuir, on pressent déjà Marlon Brando ou James Dean.
Plus London devient riche, plus il se
radicalise. Il prône l'assassinat des leaders politiques russes et prophétise
l'arrivée inexorable du socialisme en Amérique. Bien qu'il emploie nombre de
domestiques, il tient à rester un Robin des Bois: son personnel a pour
instruction de servir les mendiants et les syndicalistes invités chez lui.
La tache indélébile
Cet humanisme sera pourtant souillé par
une tache indélébile. «Avant d'être un
socialiste, je suis un homme blanc», déclare-t-il le plus sérieusement du
monde. Son socialisme est barré du sceau de la ségrégation: il n'est réservé
qu'à la pigmentation blanche. Tous les autres groupes ethniques doivent selon
lui être dominés, ou exterminés. «L'histoire
de la civilisation est une histoire d'errance, d'errance des races fortes qui,
l'épée à la main, suppriment, abattent les faibles et les moins adaptés»,
écrit-il froidement. «Les races
dominantes volent et tuent aux quatre coins du monde.» Et c'est chose
normale car:
«[Les faibles] sont
incapables de la persévérance et de la pugnacité qui caractérisent les races
les plus adaptées à la vie dans ce monde.»
Quel sort attend donc ceux qui ne sont
pas «les plus adaptés»? La réponse se trouve peut-être dans une nouvelle datée
de 1910, The Unparalleled Invasion (L'Invasion sans pareille), qui raconte
comment les États-Unis déclarent une guerre biologique à la Chine afin d'en
décimer la population. L'invasion et la prise du pays représentent, dans cette
histoire, «l'unique solution au problème
chinois». Malgré une biographie sérieuse et bien documentée, Haley fait
montre d'une discrétion coupable concernant le racisme de London, relevant
simplement que l'écrivain croyait à la séparation des races. Ce n'est pas
exact: il a souvent pensé que les blancs devaient tuer tous les autres.
Comment cet homme en est-il arrivé là?
Sa mère était une raciste forcenée qui ne s'était jamais remise de sa déchéance
sociale et qui avait vécu comme une humiliation permanente l'obligation de
vivre aux côtés des noirs. Si London s'identifie à ceux qui sont «piégés dans l'abîme», lui aussi en
retire une humiliation qui lui rend nécessaire l'existence des Untermenschen,
ces «sous-hommes» qui vaudraient encore moins que lui. Ne pense-t-il pas à
Virginia Prentiss, la femme qui l'a élevé, quand il compare les noirs à des
singes? En certains moments vacillants, porteurs d'espoir, cet homme si
éloquent dans sa compassion pour les victimes semble percevoir que ces vues
sectaires sont infectes. London dira même un jour que la force du socialisme
est de «transcender les préjugés raciaux».
Mais les préjugés ont la vie dure et ils persistent dans leur cruauté: quand
l'écrivain visite Hawaii, l'admiration qu'il éprouve pour l'archipel et sa
culture ne l'empêche pas de souhaiter sa conquête par les États-Unis.
Les doses astronomiques de whisky qu'il
ingère ne rendent pas sa pensée plus cohérente. Chaque jour, l'auteur semble
vouloir achever le geste fatal esquissé par sa mère quand elle était enceinte.
Il écrit ainsi:
«J'étais
tellement obsédé par le désir de mourir que j'avais peur de passer à l'acte
dans mon sommeil. Je confiais mon revolver à quelqu'un qui devait le cacher, de
manière à ce que ma main inconsciente ne le trouve pas.»
Il lutte contre cette terrible dépression
par l'alcool, le travail (il écrit 1.000 mots par jour, chaque jour) et le
socialisme, qui le transcende. Alors qu'il est rongé par le désespoir, il
quitte parfois les réunions politiques comme «expurgé de [lui]-même, pour rentrer chez [lui] heureux et comblé».
Si l'écrivain aime les récits
d'aventures, ils ne constituent pas à ses yeux l'armature de son œuvre. Il
serait donc bien surpris aujourd'hui de découvrir qu'on se souvient
essentiellement de lui pour The Call of
the Wild (L'Appel
de la forêt),
qui raconte l'histoire d'un chien domestique dérobé à son maître pour être
vendu comme chien de traîneau en Alaska, et qui finit par s'enfuir pour aller
vivre avec les loups. Comme presque tous les héros de London, celui-ci est
propulsé dans un milieu hostile, détestable, où la survie est une lutte
constante. On trouve aussi dans ce récit un message pré-écologiste qui veut que
la nature nous rattrape toujours, quel que soit notre degré de civilisation.
Cependant, après une éclosion volcanique qui collait à la dureté de la vie,
l'écriture de London va se dégrader aussi sûrement que ses reins. Moins
l'auteur subit la brutalité du quotidien, plus son œuvre adopte un style
rabougri et maniéré –le style même qu'il s'était juré de décapiter.
Malgré
l'incroyable succès que rencontre L'Appel de la forêt, les journaux
réclament l'emprisonnement ou l'expulsion du socialiste Jack London. À 40 ans,
c'est un homme brisé qui s'adonne à la morphine pour calmer ses reins et son
foie ravagés par l'alcool. Se tuant à petit feu par la boisson, London
désespère de plus en plus de voir les États-Unis devenir un jour une république
socialiste. «J'en arrive parfois à haïr
les masses et à mépriser les rêves de réformes», écrira-t-il alors à un
ami. Il quitte le parti socialiste, devenu à son goût trop modéré et
réformiste, alors qu'il plaide pour des actions directes que lui-même
n'entreprend pas. Exilé de sa grande cause rédemptrice, il mourra dans l'année.
Son domestique le trouvera moribond, à côté d'un papier sur lequel il avait
calculé quelle dose de morphine pouvait être mortelle. Le coup de feu de Flora
Chaney aura finalement atteint sa cible, 40 ans après avoir été tiré.
Cette
vie ne mérite-t-elle pas mieux que d'être réduite à une simple histoire de chien
solitaire?
Johann
Hari
Traduit par Chloé Leleu
Photo: Jack London dans son ranch à Sonoma County en 1914 / via Wikimedia Commons Domaine public
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