«Tous mes jours sont des adieux»,
écrit Chateaubriand dans Les Mémoires. A l'occasion du Tour de France 2010, Laurent Fignon, décédé ce mardi, donnait souvent cette impression de mettre en scène ces derniers
instants. Le dernier jour, en éteignant la télé avant l’interminable
moment du podium, je lui avais dit dans ma tête «à l’année prochaine».
Evidemment, comme tous les spectateurs, j’avais remarqué l’aggravation
de sa maladie. Mais je pensais (j’espérais?) qu’il en avait encore au
moins pour un Tour supplémentaire. Sa voix, très caverneuse, due à son
cancer, semblait venir d’outre-tombe. Au point que, lors de la première
étape, je m’étais demandé si le son était bien réglé.
Nous,
les spectateurs, on était optimiste; on pensait qu’il avait touché le
fond et qu’il ne pouvait que remonter ensuite. Un peu comme le Tour de
France. Surtout comme ce jour de contre-la-montre au Ventoux, lors du
Tour 87, où il avait cru qu’il n’y arriverait plus.
Laurent
Fignon, évidemment, c’était un palmarès. Deux Milan-San Remo, une
Flèche Wallonne, un titre de champion de France sur route en 84, une
cinquantaine de victoires en amateur et, surtout, deux tours de France
(1983 et 1984). Sans oublier sa grande défaite en 1989, contre Greg
LeMond, pour huit secondes. On sait à quel point les Français aiment
perdre, surtout en sport, surtout à cette époque: avec cette défaite,
il entrait dans la légende du cyclisme. Son livre, «Nous étions jeunes et insouciants», où il revient sur sa carrière et les années 80, débute par ce dialogue:
«Ah, mais je vous reconnais: vous êtes celui qui a perdu le Tour de 8 secondes!
- Non, monsieur, je suis celui qui en a gagné deux».
D’où
son rapport ambigu avec le dopage. Contrôlé deux fois positifs aux
amphétamines lors de sa carrière, il s’en était tiré sans dommages. A
l’époque, de toute façon, tout le monde se dopait, on appelait ça le
dopage à la papa, bien loin, selon les coureurs, de l’époque des pots
belges et des manipulations sanguines d’aujourd’hui. Dans son livre, il
expliquait:
«Ce
n’était pas tricher pour tricher, mais de la tricherie sans avoir
l’impression de tricher. Acceptons une chose simple: dopé ou non, un
grand champion en forme était imbattable. Dopé ou non, un coureur moyen
ne pouvait pas battre un grand champion. C’était la loi du cyclisme. Et
c’était ça la réalité du dopage de cette époque. Rien d’autre.»
Et
l’intégralité du premier chapitre est consacré à cet événement. A
chercher des explications - valables ou pas, on ne sait pas, on n’y
était pas - que ce soit ses hémorroïdes ou le guidon spéciale «non
homologué» de son adversaire américain. Surtout, finalement, il ne se
pardonnait pas à lui-même d’avoir perdu contre un coureur que,
fondamentalement, il n’aimait pas, un Greg LeMond suceur de roues,
incapable de l’attaquer en montagne. Alors que lui-même se voyait comme
un garçon avec du panache, du courage, des jours sans et des grands
jours. Quelqu’un qui court pour les gens au bord de la route, mais pour
qui le cyclisme est affaire d’offensive. Toujours dans son livre, il
estimait qu’il avait vécu la fin de l’âge d’or du cyclisme, le passage
d’une époque à une autre, d’une certaine forme de voir ce sport au plus
pur, voire dur, professionnalisme.
Ou comment s’auto-persuader qu’il était dopé mais que de toute façon, il était le meilleur et que cela ne changeait rien.
D’ailleurs, il expliquait à Libération l’année dernière que son cancer n’était pas lié à ses prises de produits dopants: «Je
sais que la mort peut être là. Mais pour moi il n’y pas de rapport
entre dopage et maladie. Je mettrais ça sur le compte d’un manque
d’hygiène alimentaire: j’ai toujours mangé n’importe comment… Je n’ai
pas fondu en larmes en l’apprenant. Maintenant, je vais me battre comme
je l’ai toujours fait sur le vélo.»
En venant de Paris, avec ses lunettes et son bac en poche, il passait pour l’intello dans le peloton, «Il professore»
le surnommaient les Italiens. Du coup, il était parfois un peu
arrogant, et ce sentiment de supériorité, il l’avait gardé une fois
devenu commentateur. Dans son style, Père Castor raconte-nous des histoires, c’était Père Fignon, donne-nous des leçons
tous les après-midi sur France 2 et 3. Et les jeunes cyclistes en
prenaient pour leur grade, toujours accusés de ne pas suffisamment
attaquer, d’écouter trop les directeurs sportifs. De ne pas avoir de cojones
en somme. Et il s’excitait alternativement contre Schleck ou Contador.
Il cherchait la saillie qui marquerait et qui le différencierait de la
masse: quitte à s’emporter un peu, quitte à être aigri tout seul dans
son coin, puisque Thierry Adam et Jean-Paul Olivier faisaient la
plupart du temps comme s’ils ne l’entendaient pas.
Pour le spectateur,
comme le Tour était particulièrement ennuyeux cette année, c’était
plutôt plaisant. Parfois, on ne regardait plus la course, on attendait
juste que Fignon s’emporte. Non seulement «l’intello» était capable
d’être pédagogue sur une situation de course, mais en plus il avait un
avis. Chez les commentateurs sportifs, sur les grandes chaînes, quelque
soit l’épreuve, où chacun rivalise de fadeur, de chauvinisme et
d’absence d’esprit critique, il était une exception agréable.
On
mesure la perte de quelqu’un non seulement à son parcours mais aussi
aux gens qui restent autour de lui. Il avait ses ambiguïtés, son côté
antipathique, même ou surtout au sommet de sa gloire. Si j’avais été
jeune dans les années 80, cela n’aurait sans doute pas été mon coureur
préféré. Même aujourd’hui, en se voulant donneur de leçons mais en
étant resté dans le milieu, estimant même que le pire du dopage était
derrière nous, sa position paraissait parfois décalée, anachronique.
Dans son ouvrage, il le dit lui-même: «Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui me dise les yeux dans les yeux: Je fais du cyclisme grâce à vous». C’est normal, il était d’une époque où l’on pouvait être encore «jeune et insouciant».
Nous, nous sommes les enfants d’après, ceux du professionnalisme, de
l’EPO, des scandales. Nous n’avons pas vu d’épopées en direct à la
télévision ou au bord des routes. Point de Poulidor, de Hinault pour
notre génération. Quand nous avons cru voir ses moments de grâce, un
Virenque qui s’échappe, un Pantani qui gicle, les test anti-dopage, les
juges et les douaniers nous ont expliqué ensuite que c’était de la
triche.
Fignon,
lui, incarnait encore le monde d’avant. Sans doute le dernier Français
aussi emblématique, puisque qu’Hinault, l’autre grand coureur de
l’Hexagone des années 80, ne sort de sa torpeur qu’une fois l’an pour
dézinguer les jeunes coureurs qui «ne se font plus mal».
Qui
nous reste-t-il après Fignon pour animer nos après-midi de juillet?
Gérard Holtz? Jean-Paul Olivier? Thierry Adam, qui met si mal à l’aise
avec son chauvinisme et changeait de sujet à chaque fois que Fignon
râlait sur l’ennui de la course? Laurent Jalabert, si bon analyste,
mais qui reste celui qui refusera toujours de reconnaître qu’il s’est
dopé, celui qui avait fui la France pour échapper aux contrôles? Ce
n’est pas très enthousiasmant.
Fignon
nous rappelait chaque jour qu’un autre cyclisme avait existé et que
l’on pouvait revenir à cette manière différente de courir, de voir la
course. Même si ce n’est sans doute pas vrai, on lui était
reconnaissant de maintenir la flamme. Malgré tous ses défauts, c’était
déjà pas mal.
Quentin Girard
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