Selon les Nations unies, les
inondations au Pakistan ont fait plus de dégâts à elles seules que le tsunami
de l’océan Indien (2004), le tremblement de terre du Pakistan (2005) et celui
d’Haïti (2010) réunis. Pour autant, les Nations unies, les ONG et le
gouvernement pakistanais renâclent à apporter leur aide aux sinistrés, qui
l’attende depuis des semaines.
Après le tremblement de terre survenu
en Haïti, 3,1 millions d’Américains avaient – via leurs téléphones portables – fait chacun un don de 10 dollars à la Croix Rouge; l’organisation avait ainsi réuni 31
millions de dollars environ. Une récente campagne du même type organisée pour
le Pakistan n’a récolté que… 10.000 dollars. En 2004, après le tsunami, les
organisations d’aide humanitaire avaient recueilli 1.249,80 dollars par victime; ce chiffre était de 1.087,33
dollars après le tremblement de terre d’Haïti. Le tremblement de terre de 2005,
au Pakistan, avait lui aussi suscité un plus grand élan de générosité: 388,33
dollars par sinistré. Pour l’heure, les organisations n’ont récolté que 16,36
dollars par victime des inondations.
Pourquoi la communauté internationale
fait-elle preuve de tant de réserve face à ce désastre naturel, qui compte
pourtant parmi les plus dévastateurs de notre époque? Voilà sans doute le
mystère le plus captivant – et le plus grave – du moment.
Tout le monde y va de sa petite
analyse, et ne sont pas les hypothèses qui manquent. C’est parce que les gens
en ont assez de donner. C’est parce que les gens en ont assez de donner au
Pakistan. C’est parce que le gouvernement pakistanais est corrompu, et qu’on ne
peut pas lui faire confiance. C’est parce que les victimes sont musulmanes.
C’est parce que les gens pensent qu’une puissance nucléaire peut se débrouiller
par elle-même. C’est parce que les inondations (et c’est particulièrement vrai
ici) sont des phénomènes destructeurs, mais progressifs; la catastrophe n’est
pas instantanée. C’est parce que les budgets des pays occidentaux sont plus
restreints qu’avant. C’est parce que les effets de la crise financière se font
encore sentir...
Il y a du vrai dans toutes ces
explications. Mais la raison principale est ailleurs. Au final, si le Pakistan
ne reçoit pas d’aides proportionnelles à la gravité de la situation, c’est
d’abord et avant tout… parce qu’il s’agit du Pakistan. Si une catastrophe de
cette ampleur touchait un autre pays du monde, le reste de la planète traiterait
de la question sous un angle humanitaire. Mais le Pakistan n’est pas un pays
comme les autres. Lorsque les victimes sont des citoyens d’Haïti ou du Sri
Lanka (qui sont loin d’être les pays les plus stables et les mieux gouvernés de
la planète), les Américains et les Européens leur ouvrent immédiatement leur
cœur et leur porte-monnaie. Mais dès lors qu’il s’agit du Pakistan, l’humanité
des victimes s’efface devant l’idée préconçue que se font les occidentaux de ce
pays.
Le Pakistan est un pays que
personne ne comprend réellement – et qui, pourtant, ne manque pas d’«experts». Si
vous êtes expert de la prolifération nucléaire, on fait soudain de vous un
expert du Pakistan. Expert du terrorisme? Idem: expert du Pakistan. Spécialiste
de l’Inde? Expert du Pakistan! Vous êtes originaire d’Asie du Sud, et vous êtes
chercheur, journaliste, ou membre d’un think tank? Bingo: vous êtes
aussi expert du Pakistan. Vous en voulez à vos parents de vous avoir envoyé
dans une madrasa d’extrémistes quand vous étiez petit? Devinez quoi: vous êtes
expert du Pakistan.
Cette unique source d’expertise
internationale confère bien évidement au Pakistan l’image d’un pays effrayant. Entre
notre peur du terrorisme, l’inquiétude que peut nous inspirer un pays musulman
doté de l’arme nucléaire, et l’embarras de la communauté internationale face à
un service de renseignement qui fait ce qui lui chante (et non ce que nous
voulons qu’il fasse), une chose est sûre: le Pakistan met le monde – et tout
particulièrement les Américains – extrêmement mal à l’aise. Selon une étude
Gallup datée de 2008, aux Etats-Unis, seuls l’Afghanistan, l’Irak, l’Autorité
palestinienne, la Corée du Nord et l’Iran étaient moins populaires que le
Pakistan.
Les médias internationaux sont tous
fous de l’Inde, et le Pakistan a lui-même commis nombre de fautes. Résultat: ce
dernier a fini par devenir le méchant de service. Faites le test: vous aurez
bien du mal à trouver un reportage vantant ses incroyables paysages, sa
diversité, sa cuisine, sa conception unique de l’Islam, sa passionnante tradition
musicale en constante évolution, ou encore ses nombreux sportifs de talent – autant
de qualités dont, pourtant, le pays regorge.
Les répercussions? Jugez par vous
même. En 2007, lorsque le coach de l’équipe nationale de cricket du Pakistan
(un Anglais du nom de Bob Woolmer) a été retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel,
la presse internationale s’est empressée de se demander s’il avait été tué par
l’un de ses joueurs. Cet exemple résume à lui seul nos rapports avec le
Pakistan d’aujourd’hui.
Contrairement à ce que peuvent
imaginer les nombreux Pakistanais amateurs de la théorie du complot, les
soupçons et le mépris que peuvent inspirer leur pays ne sont ni délibérés, ni
le fruit d’un savant calcul politique. Voilà simplement ce qui arrive lorsque
l’on joue le rôle de l’éternel voyou dans une région que le reste de la planète
rêve de transformer en nouvelle Scandinavie. Le monde de l’après 11-Septembre
ne peut plus se permettre d’avoir un ghetto dysfonctionnel sur les bras en Asie
du Sud et en Asie centrale – si l’on en croit les tenants de la doctrine
paternaliste.
Non seulement les Pakistanais semblent
peu désireux d’accepter ce programme de transformation de leur région, mais
voilà que la nature elle-même semble s’y opposer. Les inondations sont la
troisième catastrophe humanitaire de l’histoire récente du pays. Le tremblement
de terre de 2005 et les déplacements des populations du district de Swat et des
régions tribales de 2009 ont été aussi des désastres. Le soutien de
la communauté internationale fut alors précieux, car il a permis d’atténuer
l’impact de ces catastrophes. Toutefois la plupart des experts s’accordent pour
dire que ce sont les Pakistanais – membres du gouvernement comme habitants –
qui ont fait le plus gros du travail.
Les inondations de 2010 ont
changé la donne. Ce pays ne sera jamais le même; ne pourra plus jamais l’être.
Il lui faudra des années pour se relever de cette catastrophe; des pertes
humaines, des maladies, de la pauvreté et de la souffrance. Retirer les tonnes de boue, nettoyer, reconstruire les principales autoroutes, canaux et stations de pompage coûteront si cher que le simple calcul du montant des dommages
sera sans doute en lui-même une tâche fastidieuse. La reconstruction de ces
infrastructures vitales sera un défi d’une ampleur sans pareille.
Je me suis rendu il y a peu à
Pashtun Ghari, village relativement prospère de la province de Khyber Pakhtunkhwa.
Pashtun Ghari est situé à deux pas de l’historique Grand Trunk Road et à trois
kilomètres du fleuve. Les sinistrés ne se sont pas plaints d’avoir été
abandonnés par les autorités; ils semblaient même assez satisfaits de l’aide
qu’on leur avait apportée. Pour autant, les habitants étaient frappés d’une
tristesse inconsolable: tout le bétail du village – quelque 2.300 vaches –
avait péri sous les eaux, qui s’élevaient à plus de trois mètres lors de la
première vague d’inondation.Le bétail est à la fois un capital et une source
de revenus pour les villageois pakistanais qui vivent le long de l’Indus. Il est presque
impossible de se relever d’une perte de cette ampleur.
Le fait que les populations du
reste du monde ne portent pas le Pakistan dans leur cœur ne rend pas moins
humaines les victimes de cette catastrophe; il ne rend pas non plus leur
souffrance moins insupportable. Il est parfaitement possible de porter un
regard critique sur les hommes politiques pakistanais; de dénoncer leur
aveuglement et leur cupidité. Il n’y a rien d’anormal à s’inquiéter de la
grande influence dont jouissent les services de renseignement pakistanais, et
des rapports indiquant qu’ils soutiennent toujours les talibans d’Afghanistan.
On peut même excuser les certitudes fantaisistes de certains, qui vont jusqu’à
penser que quelques centaines de terroristes talibans et de membres d’al Qaida
sont en mesure de s’emparer d’un pays défendu par plus de 750.000 hommes et
femmes de l’armée pakistanaise, et par les 180 millions de contribuables qui
paient les salaires de ces derniers.
Mais va-t-on demander aux fermiers
de Pashtun Ghari, de Muzzafararh et de Dera Ghazi Khan, de Shikarpur et de
Sukkur d’apaiser eux-mêmes ces peurs avant d’espérer pouvoir recevoir les aides
qui leur permettront de trouver de nouveaux moyens de subsistance? Vingt
millions de personnes sont aujourd’hui à la recherche d’un endroit sec où
pouvoir dormir, d’un peu de nourriture, d’une gorgée d’eau potable – et les
seules questions que nous nous posons ont trait à la politique et à la sécurité
internationale. Le Pakistan n’est pas le vrai problème. Le problème se trouve à
la source de ces fameuses questions.
Le leadership moral des
dirigeants pakistanais est certes plus qu’affligeant, mais punir des millions
de sinistrés sans défense serait la pire des façons de signifier notre rejet
des élites pakistanaises, de leur duplicité et de leur corruption. Les pauvres,
les affamés et les sans-abri ne font pas partie d’un complot monté par l’ISI
dans l’espoir de vous soutirer votre argent. Ils mettent à l’épreuve votre
humanité. Ne suivez pas l’exemple des élites pakistanaises; ne les trahissez
pas. Ce serait immoral; inhumain. Quelles que soient nos inquiétudes,
oublions le reste de nos questions, et posons-nous celle-ci: «Comment puis-je les
aider?»
Mosharraf Zaidi
Traduit par Jean-Clément Nau
Photo: Un garçon victime des inondations attend une distribution de nourriture Tim Wimborne / Reuters
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